Avec Les Veuves, les femmes prennent les armes
Assise sur son canapé, crispée par la peur, la femme se tait. L’homme la toise, son visage menaçant collé au sien : « Vous ne savez rien, n’est-ce pas ? ou bien avez-vous choisi de ne rien savoir ? » Pour Veronica Rawlins (Viola Davis), la réponse importe peu. Son mari n’est plus là pour répondre de ses actes, tué avec toute son équipe lors d’un cambriolage qui a mal tourné, laissant Veronica démunie seule face à de dangereux criminels. Car l’argent dérobé par Harry Rawlins (Liam Neeson) appartenait à Jamal Manning (Brian Tyree Henry), un mafi eux notoire de Chicago, venu réclamer réparation à la veuve éplorée. Veronica décide alors de retrouver les noms des complices de son mari et contacte leurs veuves pour mettre en œuvre le casse planifié par leurs époux. C’est la formidable Viola Davis, connue entre autres pour son rôle dans la série Murder, qui mène la bande de ces cambrioleuses improvisées. L’actrice incarne idéalement la complexité de cette femme qui refuse de se laisser abattre alors même qu’elle a tout perdu. Le visage de Veronica, dur, impassible et résolu en public, contraste avec ses traits décomposés et ses larmes tandis que, entre les murs de son appartement, l’image de son mari défunt occupe toutes ses pensées. Des trois autres veuves, deux rejoignent son entreprise. Michelle Rodriguez joue la première, Linda, une mère de famille qui affi che une douceur bien éloignée de l’univers bodybuildé des Fast & Furious. Elizabeth Debicki interprète la seconde, Alice, une jeune femme victime de violences conjugales et sous l’influence d’une mère abusive. En cachette, les trois femmes se retrouvent sous l’autorité de Veronica et se lancent dans une opération dont elles ne sortiront pas indemnes.
- Il était une fois en Amérique
On retrouve dans Les Veuves les thèmes de prédilection du cinéaste britannique Steve McQueen. La grève de la faim de l’Irlandais Bobby Sands dans Hunger, la honte dévorante de Brandon, addict au sexe dans Shame, le martyre de Solomon Northup dans l’Amérique esclavagiste de 12 Years a Slave… chez McQueen, le corps endure et subit les affres d’une société implacable régie par des enjeux de pouvoir, où tout peut être acheté, consommé, ou vendu. Le réalisateur adapte ici une mini-série anglaise de 1983 qu’il regardait enfant et la transpose à Chicago, faisant de ses Veuves un film réaliste et résolument moderne. De cette Amérique contemporaine, McQueen expose le racisme ordinaire et meurtrier. La corruption ronge la ville en pleine campagne électorale où deux camps s’affrontent. D’un côté, Jack Mulligan (Colin Farrell), qui a hérité son pouvoir de son père (Robert Duvall), et de l’autre Manning qui tente de se reconvertir en politique sans pour autant abandonner ses méthodes criminelles. Son frère Jatemme opère comme son bras droit : il intimide, harcèle, brutalise et assassine. Daniel Kaluuya, impressionnant, excelle dans le rôle de ce frère redoutable, la froideur glaçante et la violence sans limite du personnage à l’opposé de son rôle dans Get Out de Jordan Peele. Dans Les Veuves, ce sont les hommes qui détiennent le pouvoir, qu’il soit économique, politique ou physique. Face à cette domination masculine qui menace de les anéantir, Veronica, Alice et Linda vont devoir enfreindre la loi pour survivre.
- Portraits de femmes
Prises dans une course contre la montre, les veuves doivent vivre leur deuil dans l’urgence. « Nous avons beaucoup de choses à faire, pleurer n’en fait pas partie », assène Veronica à Alice, à fleur de peau. La jeune femme déboussolée trouve en Veronica un modèle de détermination et d’indépendance. Beauté gracile, Elizabeth Debicki révèle l’étendue de son talent et façonne une femme fragile au caractère bien trempé qui, au contact de son aînée, va progressivement s’affirmer. La grande force du film de Steve McQueen réside dans ces portraits de femmes qui dérogent aux archétypes du film de casse. Ici, pas de génie de l’informatique ou de charmeuse professionnelle, mais des femmes confrontées à un monde froid et dur, et qui n’ont d’exceptionnel que leur résistance. Les veuves prennent donc les armes, non pour conquérir un pouvoir inatteignable, mais pour s’acheter une liberté individuelle qu’elles n’ont jamais connue. Au fil de l’intrigue et de ses rebondissements (le scénario est cosigné par Gillian Flynn, l’auteure de Gone Girl), Steve McQueen dresse le portrait d’une masculinité toxique contagieuse, qui occupe autant les rues de Chicago que la chambre conjugale. À ce titre, le réalisateur utilise avec un cynisme délicieux Liam Neeson, l’acteur phare des films de vengeance américains.
- Une pour toutes, toutes pour une
Grand artiste contemporain et auteur de films exigeants, Steve McQueen livre ici un vrai film de divertissement intelligemment structuré par un commentaire social. Dès les premières images, le cinéaste impose son style incisif et virtuose. Le montage alterné qui ouvre le film confronte ainsi les ultimes moments – tendres, indifférents, ou brutaux – partagés par épouses et maris, aux derniers instants de Harry Rawlins et de son équipe. Le film entier se construit dans cette juxtaposition de la sphère privée et de la sphère publique, à l’exemple du trajet en voiture qu’effectue Jack Mulligan pendant sa campagne électorale : hors-champ, McQueen laisse entendre la conversation mais place sa caméra à l’extérieur du véhicule pour dévoiler l’hypocrisie du candidat, résident d’une maison luxueuse mais militant dans des quartiers pauvres. Si le casse se présente aux veuves à la suite de circonstances extraordinaires, il n’en va pas de même pour Belle (Cynthia Erivo) qui cumule les emplois et rejoint la troupe pour subvenir aux besoins de sa famille. Bien qu’incertaine, l’alliance des quatre femmes fait fi des origines, des classes sociales et des rôles que la société leur assigne. Et McQueen traduit la richesse de ces femmes si différentes, unies par des liens profonds, en les filmant avec une sensualité atypique dissonante de la dureté du monde alentour. À Viola Davis, il demande de conserver à l’écran ses cheveux naturels, que l’actrice avait coutume de dissimuler sous une perruque, et exacerbe sa féminité. Les visages comme les corps affichent leur singularité, des muscles ciselés de Cynthia Erivo à la haute taille fuselée d’Elizabeth Debicki. « Notre meilleur atout est d’être qui nous sommes », assure Veronica. Plus des épouses ni même des veuves, mais des femmes bien décidées à prendre leur destin en main et à montrer au monde qu’elles ne sont pas ce que l’on croit.